Sidi Ifni ? Oui, mais encore...
Maroc en stock, seconde partie !
Novembre 2003. Des crottes de monstre marin… Ces boulettes odorantes, amalgames mous et noirs qui jonchent la plage, pourraient être sorties de la rondelle géante d’une créature hadale horrifique. Mais ce ne sont que des algues, des patates de mer dont l’intérieur rouge vif affole les poissons, sert d’appât aux pêcheurs. Ces derniers, comme les surfeurs qui flottent ici et là aux creux des vagues, sont rares et clairsemés en cette période de grandes marées. Ces jours-ci d’ailleurs peu d’étrangers viennent titiller la douce torpeur d’Ifni. Une poignée de motards en route vers le désert, la Mauritanie ou l’Afrique subsaharienne, et quelques rêveurs immobiles ou des artistes (ou pseudo tels) en quête de paix et d’inspiration…
De l’occupation espagnole, jusqu’en 1969, Sidi Ifni (à 180 kms au sud de la blanche Agadir) conserve de rares bâtisses art déco/ art nouveau décaties, des maisons basses, des rues au tracé perpendiculaire et une place centrale arborée comme on en voit aux Amériques. La palette de couleurs est cependant limitée au bleu et blanc. Depuis le haut de la falaise une rambla et un escalier jadis majestueux conduisent à la plage. Et c’est en haut dudit escalier qu’est posé le Suerte Loca (chance folle), hôtel craquant construit tout en longueur sur deux niveaux, restaurant et salon marocain au rez-de-chaussée, une quinzaine de chambres à l’étage, certaines basiques qui partagent un large balcon en façade et d’autres plus cosy équipées de sanitaires privés. Á l’intérieur les murs sont peints de couleurs chaudes ou tapissés d’azulejos ou de zelliges.
Á Ifni pas de musées, non plus de fondouks (caravansérails), de madrassa ni de vieille ville à explorer. On vient ici pour buller tranquille ! Pour arpenter la plage et les falaises, et pour profiter du Suerte Loca et de son toit-terrasse qui ouvre sur l’Atlantique. Thé, livre, introspection, contemplation, de l’océan et de soi-même. Des mois passeraient sans lassitude, jour par jour sans autre forme de procès. Depuis le réveil et le petit-déjeuner terminé par un lait d’amande jusqu’au repas du soir, simples tagine de poisson, couscous de chameau ou de légumes ou encore poulet au citron. Le temps glisserait comme le sable entre les doigts à regarder, éblouis, l’oued asséché renaître à la moindre pluie et venir colorer l’Atlantique bleu de ses alluvions rouges, à s’aventurer à pied ou à vélo sur les chemins des hautes collines ifnaouies qui enserrent la ville, à côtoyer les marchands du souk qui proposent la pastilla de pigeon, les avocats et les mandarines et les pains au lait fourrés de foie, d’olives et de citron confit…
Parfois la soirée s’allonge au Suerte Loca quand la fratrie berbère aux commandes de l’hôtel réunit les convives autour d’un thé à la menthe et de quelques musiciens qui tapent sur leur djembe en chantant.
10 janvier 2010. Un dimanche à Mirleft. Venant d’Agadir, en route vers Ifni, Ji voulait qu’on s’arrête à Mirleft. C’est un gros bled fait de deux entités, le vieux village à l’est de la route et Malibu plus loin sur la falaise (j’appelle l’endroit Malibu parce qu’on y voit de riches villas face à la mer comme à Malibu Los Angeles). L’hôtel Tafoukt est situé face au souk et le spectacle plaisant y est assuré sans relâche. Hommes en djellaba, babouches et k-way, hommes en manteau de laine brune ou noire et capuche pointue poussant une brouette de légumes, hommes en galabyah et chapka russe, à pied, à vélo, dans un 4x4 coréen tout neuf, dans un pick-up français pourri, à dos d’âne…mais voici l’averse, un vrai déluge…c’est la pagaille, la fuite, la débandade, la bérézina…et le bourbier au bout de cinq minutes.
Un dimanche à Mirleft sans soleil, les patios du Tafoukt sont à ciel ouvert, les sols ruissèlent, les chambres sont glaciales, nous dormirons tout habillés enfouis sous les couvrantes comme à Humahuaca dans les Andes argentines...
11 janvier 2010. « Sidi Ifni, Ifni, ‘fni, ‘ni… ». Le collectif collecte. Nous nous entassons avec trois Marocaines enveloppées dans leur haïk coloré. Deux noires callipyges et une brune potelée de fort belle humeur qui se trémoussent, chantent, youyoutent et claquent des mains sur la musique du taxi. Trente minutes de montagnes russes sur un étroit bitume qui sinue entre oponces et nopals, gravit puis dévale les collines rouges garnies d’une fine barbe verte, puisqu’il pleut cet hiver sur le sud marocain.
« Tu vois le compteur ? Oui ! Á combien on roule ? Sais pas, y’a plus d’aiguille sur le cadran ! ».
Beaucoup d’animation à Ifni autour des ateliers qui cernent le parking des grands taxis. Nous marchons sac au dos direction Suerte Loca. Quatrième visite. « Avec l’âge je deviens gaga ! » écrit Djian. Moi aussi, mes yeux sont mouillés, inattendu regain d’émotion…
La ville évolue doucement. Le secret est désormais éventé. Nouveaux cafés et restaurants, du moins tels qu’ils se présentent ici, façades ravalées, bâtisses rénovées, réinvesties.
Sidi Ifni garde cependant ses faux airs de vieille endormie, ne se dénature ni ne se vend. Petite tache quand même que ces mobilhomes, vilains tas de plastique criards, encombrement maximal, esthétique contestable…
« Ah, voilà les Belges ! ». Ahmed est tout sourire à l’entrée du Suerte Loca, « Oui, oui, c’est possible, une chambre sur le balcon devant s’est libérée ce matin ».
Premier tour de plage. En évitant les crottes de monstre marin. Remontée par la falaise au-dessus du port et puis le long de l’ancien aérodrome désaffecté depuis le départ des Espagnols. Arrivée sur le marché à l’heure des pêcheurs, daurades, maquereaux, murènes, sardines, poulpes, moules, araignées de mer…
On s’achète des oranges, et puis des crêpes, épaisses, élastiques que l’on mâche sur le ‘zócalo’ et la rambla dans la fraîcheur vespérale et l’humidité maritime de janvier.
12 janvier 2010. Ji est à la banque. Assis sur le bord du trottoir les pieds dans le caniveau je regarde le petit bus public, bleu comme le nuage craché par son échappement, qui attend sagement son heure, deux cales sous les roues arrière. Des grappes d’enfants habillés de marine et blanc vont et viennent, tourbillonnent autour de moi. L’école est à côté. On travaille à la poste, des gravats s’amoncellent. Les petits taxis rouges attendent le chaland, quand l’un s’en va, les autres glissent d’un rang sans moteur. Une femme européenne arrive sur un solex, un couple d’Italiens défile fièrement sur un scooter, un labrador jaune bien calé sur le marchepied entre les jambes du pilote. Des Marocains poussent des brouettes, transportent une hotte de pains ronds, un téléviseur Phillips ou un fourbi quelconque. Le ballet des vélomoteurs est incessant. De vieilles Land Rover passent et repassent, chargées de Berbères enturbannés.
Beaucoup d’autres hommes sont assis comme moi un peu n’importe où qui attendent quelque chose ou qui n’attendent rien. Des femmes se promènent entre elles, jeunes ou vieilles, souvent coiffées du foulard. Parfois un sourire est enjôleur, un regard est effronté.
Près du petit marché au bas de la rue une vingtaine de camions minuscules, comme en construisent les Japonais, espèrent un transport vers les extrémités d’Ifni, une botte de paille, une nasse de persil plat, du bois de charpente… Plus haut sur ma droite on achète du pain à des vendeurs ambulants, on tâte toutes les petites galettes rondes, pain complet ou blanc, et toutes les baguettes pour faire bonne mesure avant de se décider. Le parking des grands taxis, collectifs longue distance, collectionne les berlines allemandes et les familiales françaises, fatiguées, portières coincées, sièges éventrés… Le bus de onze heures pour Agadir et Marrakech, « M’rax, M’rax, M’rax », ronronne déjà, bichonné par un sous-fifre. Un jeune vendeur cherche un endroit à l’abri du vent et du soleil pour proposer ses tomates et ses carottes…
Ji me secoue l’épaule depuis un moment, besoin de cinq dh pour que le guichetier puisse faire un compte rond, je n’étais pas là, absent, intégré au spectacle…
(Plus tard). La cité Lalla est une excroissance d’Ifni sur une butte à l’écart. Nous y sommes arrêtés le temps d’une photo, de boire une gorgée, pas loin d’un point d’eau, robinet pour les humains, abreuvoir pour les ânes et les chèvres. Nous contemplons la ville sous un angle nouveau. Un grincement régulier s’approche qui titille notre attention. Arrive une brouette chargée de bidons de plastique vides poussée par deux enfants. Suit une femme. Formules d’usage, leur français est inexistant, nous ne parlons ni arabe ni berbère. Échange de sourires et de signes. La femme remplit les réservoirs, repart avec la brouette chargée qui ne grince plus. Avant de disparaître elle nous lance deux phrases, incompréhensibles, les répète avec des gestes… Nous sommes invités à boire le thé. Cortège vers la maison. Une voisine qui baragouine notre langue se joint à la petite bande. La maison compte quatre pièces, nous n’en verrons que deux, chacune de quatre mètres sur quatre, sans fenêtre. Nous entrons dans la seconde après avoir retiré nos chaussures dans la première. Un vieux buffet, un salon marocain, quatre banquettes le long des murs nus. Les garçons, Redouane et Mohammed, nous regardent avec un sourire, un peu de malaise, de la curiosité aussi. Halima la maman et Raqia la voisine reviennent avec un plateau, thé, pain, omelette, miel, beurre, huile… Tout le monde se retient, veut en laisser pour les autres. Fatima la fille aînée revient de l’école où elle apprend le français, mais elle ne s’y risquera guère avec nous…
La conversation piétine un peu, Raqia traduit au mieux. Tel Marceau, Marcel pas Sophie, je me donne en spectacle de mime !
Le temps passe et nous pensons remercier et partir en douceur, mais Halima retourne vers la cuisine et ramène un tagine, pommes de terre, tomates, carottes et tripes de mouton. Le pain fait office de cuiller.
Apparaît Abdellah, mari et papa, petit homme effacé, engoncé dans une écharpe, c’est l’hiver, de retour du four collectif où il officie à cuire le pain de la cité. Et voici aussi le frère de Raqia, renfort qui mélange un peu d’espagnol et de français. Nous acceptons encore du café au lait puis déclinons gentiment, avec beaucoup de mal, le gîte qu’on nous offre déjà… Dehors c’est l’orage et la pluie fine… Les grands signes nous accompagnent tant que nous restons en vue…
13 janvier 2010. Je regarde les aiguilles briller dans le noir sur le cadran de ma montre (avant je n’avais pas de montre. J’en ai acheté une dans un discounter allemand, six euros cinquante, quand nous avons largué notre automobile. Pour se déplacer en bus c’est mieux d’avoir une montre). La grande est sur le dix et la petite presque sur le quatre. Et j’écoute les déferlantes débouler sur la plage. La lune remue l’Atlantique… C’est grandiose, non ?, fascinant, fantastique. Pendant ce temps nous inventons le pantacourt, l’attentat suicide, les georgesbush, les agences de notation… Moins grandiose, moins fascinant, moins fantastique… J’envisage des errances possibles tracées du doigt sur la mappemonde, de prochaines tribulations rangées dans les cartons de ma tête… Et puis je fais une liste, j’énumère ce qui me paraît exister désormais en nombre suffisant sur la planète et dont on pourrait sans dommage stopper la production et la distribution : les armes, les journalistes, les cellulaires, les salsifis, les religions et, parmi plein d’autres choses, les blogueurs, bien sûr… Cette liste serait interminable.
Neuvième nuit marocaine déjà. Notre lenteur n’arrête pas le temps. « Il paraît qu’un type du cnrs, qui n’avait sans doute rien à foutre, a réussi à mesurer le milliardième de seconde ! LE MILLIARDIÈME DE SECONDE ? L’immobilité dérange le siècle ! ». Le vieux Léo déraillait un peu en fin de parcours mais tirait encore de bonnes cartouches… « Tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne peut pas se tenir en repos dans une chambre ». C’est Blaise Pascal, ça, à l’aise Blaise ! Quand on se tient en repos dans une chambre on finit tôt ou tard par penser, et il n’est pas bon, n’est-ce pas, d’être trop souvent confronté aux zones fragiles, sensibles, déstabilisantes de la pensée. Pourtant moi j’aime bien, la nuit tout particulièrement, échafauder mes petits riens sur la ‘tabula rasa’ après avoir tout balayé du revers de la main…
14 janvier 2010. P : Et, qu’allez-vous faire au Maroc ? M : Oh, eh bien comme ici je suppose, rien ! Mon père m’a fait parfois des questions amusantes, et mes réponses n’ont pas dû beaucoup l’éclairer ! Sept heures, j’ouvre un œil, Ji remonte le drap sur sa tête. Je vais faire pipi, monte sur le toit-terrasse pour aviser la couleur du ciel. Et je mange une orange et trois dattes, toujours bien les ouvrir, les dattes, parfois y’a des vers… Je décide de m’offrir une sortie matinale en solo. Un café brun clair, dans un verre, mousseux, couronné de blanc, magnifique, parmi des Marocains en terrasse qui trempent du pain dans l’huile. Le ciel est sans tache et soudain la course me manque. Nous voyageons légers et compacts, Ji et moi, rien en soute, pas de places pour les chaussures. Nous lisons des livres abandonnés dans les hôtels, lectures non choisies qui sont parfois d’agréables découvertes. Je suis assis à côté d’un petit vieux coiffé d’un chèche qui ne fait pas le moindre geste, une vraie momie, un battement de paupières à l’heure. Il vit le temps, comme moi. Une chanson chaloupée nous arrive avec le vent et je pense à Oscar, mon grand-père maternel. Quand passait une musique orientale, rarement à l’époque, années ’60, Oscar rapprochait de son oreille le petit poste à transistors gainé de simili cuir brun foncé. Le boléro de Ravel lui plaisait aussi, Oscar aimait sans le savoir la musique sérielle… Les gènes auraient sauté une génération ?
Au retour j’achète deux galettes de pain, deux boîtes de sardines, huile d’olive et citron, et deux cornes de gazelle. Pour le déjeuner sur le toit du Suerte Loca. Parmi nos voisins nous avons droit à un Hollandais pseudo cubain, treillis et casquette, barbe et cigare mâchouillé, qui mange du vache-qui-rit, qui parle le néerlandais pincé d’Amsterdam, le croisement du son et de l’image est drôle… Devant l’hôtel défilent trois surfeurs méchés blond, vêtements fluos, puis cinq campingcaristes, crocs et pantacourt. Et nous, à quoi on nous reconnaît ?
15 janvier 2010. Al-Massira est un de ces aéroports sympathiques, humains, où l’on marche sur le tarmac pour rejoindre l’avion. Adieux émouvants au Suerte Loca ce matin. Un yaourt maison, pas tout à fait fait mais quand même bon, un café au lait et une grosse part de gâteau au chocolat. Deux taxis collectifs et voici Inezgane, face b d’Agadir. Á l’époque du 45T et de l’extended play (deux titres par face) la face b moins formatée hit-parade se révélait souvent plus originale que la face a. Inezgane est une ville un peu crade, brute et polluée, bruyante et grouillante, et un rien malfamée. Y passer quelques heures, voire une nuit si l’on ne craint pas les invités surprise, est assez amusant. Aux conditions de veiller à son sac et à ne pas fixer certains visages d’apparence lunatique. Un tagine vite fait et un thé à l’absinthe sur une petite table perdue dans la foule animée à l’une des entrées du grand souk et voici déjà l’heure de sauter dans le vieux bus 22 qui passe à proximité de l’aéroport…
Á dans quinze jours !