Ourtigroutenne ? Oui, mais encore…

0345. Certaines nuits de voyage je dors peu. L’excitation d’être ailleurs sans doute, de vivre autre chose autrement. Plus de café et de thé encore que chez nous, sans doute aussi. Allongé dans la nuit et sur mon lit, dans la Solitude, l’Obscurité et le Silence, je regarde se traîner le temps. J’aime bien le saisir, le goûter, l’éprouver mieux. Je me donne donc le bras et me promène avec moi-même dans le jardin de ma tête. Les fleurs et les légumes sont les idées, les sentiments, les impressions, les envies, les états d’âmes…

Un jardin de cerveau c’est du boulot. Toute cette matière grise à entretenir, amender, biner, râtisser ! Ecarter doucement les herbes folles, les limaces, les escargots, les doutes, les questions, les incertitudes, les appréhensions… Les nuits de voyage je jardine !

0515. Nous sommes amarrés ? Je soulève un coin du rideau. Je regarde par le hublot. Lumières délavées par la pluie sur la vitre, un entrepôt indiquant Honningsvåg. Oui, c’est ce que me confirme la feuille de route du navire.

Le Midnatsol est l’un des gros ferries de la flotte Hurtigruten. Nous sommes quatre cents à bord pour une capacité de mille passagers. Loin de la promiscuité donc. J. et moi sommes minoritaires sur ce navire, et à plus d’un titre. Francophones noyés parmi des Scandinaves, des Allemands et des Étasuniens, quinquagénaires plutôt moins rassis que la moyenne et demi-pensionnaires alors que tous ou presque attaquent le buffet de midi. Minoritaires ? Tant mieux ! Une majorité est pour nous comme un chat dans la gorge. Elle donne envie de tousser !

J. fait semblant de dormir pour avoir la paix. Moi j’ai assez dormi et je suis même bien réveillé. J’enfile t-shirt et pantalon et je quitte la cabine 649 ensommeillée. Sur le pont 6 le froid me saisit le nez, les oreilles, les pommettes. J’observe par-dessus bord le petit manège d’un Clark qui sort de l’entrepôt des palettes de casiers pour les enfourner par une trappe dans le ventre du Midnatsol. Un autre Clark, propre au navire, doit quant à lui arranger ses petits bidons dans la cale mais je ne peux pas le voir. Les lampadaires de l’éclairage public matérialisent des trombes d’eau invisibles dans l’obscurité. Je rentre et gagne le pont 5 par l’escalier central. A l’entrée du restaurant fermé à cette heure le menu du soir annonce viande de renne et gelée de sorbier. Du renne ici, quoi de plus normal. Ce cousin du caribou, de l’orignal, du wapiti, que sais-je encore, pullule par ici. Nous allons nous en payer une tranche ce soir avec Jürgen. Car le soir nous mangeons avec Jürgen. Pour le dîner sur le Midnatsol point de buffet mais un service à l’assiette, entrée, plat, dessert.  Nous partageons une table avec Jürgen parce qu’une partie du restaurant est fermée (peu de monde) pour gagner en pratique et en intimité. Jürgen ne parle pas la langue de Voltaire et a proposé d’emblée que nous conversions dans celle de Shakespeare par égard et galanterie (‘Darf ich bitten ?’) pour J. qui n’entend rien à celle de Goethe. Jürgen est un convive agréable et reposant, au sens où il alimente à lui seul la conversation. Il suffit de remettre une pièce au moment propice. Jürgen vit et travaille en Bavière mais est originaire de Franconie, un peu au nord. Il ne veut en aucun cas être considéré comme Bavarois. Un peu comme J. et moi qui sans avoir la moindre fibre belgicaine n’aimons en rien être assimilés aux Français ! Jürgen voyage surtout dans les pays du nord, Scandinavie, Islande, Ecosse, mais s’est toutefois autorisé quelques escapades ensoleillées, Maroc, Australie, Hong Kong. Á ce point du voyage Jürgen a déjà fait plus de trois mille photos. Il participe à toutes les excursions. Il ne lit pas de livres pendant ses voyages car il a bien trop peur d’en louper une miette. Jürgen aurait sans doute beaucoup de peine à saisir notre philosophie de voyage…parcimonieuse, détachée…

En dessert je lis ‘Lemonposset’. Lemonposset ? Je marche vers la proue, passe devant la boutique et fais bonjour à la caméra de surveillance. A la cafétéria ouverte jour et nuit un Viking sirote son premier café du jour et regarde la télévision. Docu choc qui met en scène un déblattiseur dans les villas des collines hollywoodiennes. Je monte les marches d’un des deux escaliers de proue vers le pont numéro 9. Au 8 une femme fait sa gym matinale face aux baies vitrées ouvertes sur les vagues. Penchée vers l’avant elle touche énergiquement le sol des deux mains. Elle est vraiment très bien mise. Une équipe de nettoyage s’active autour des ascenseurs de verre. Ici la lumière naturelle plonge du pont 9 au pont 4, c’est un atrium cylindrique de cinq mètres de diamètre sur treize de profondeur. Au salon panoramique je m’arrête longuement devant l’écran géant. Descriptif du navire, présentation des officiers, un défilé de sardines qui changent des morues, cartes marines qui situent le Midnatsol. Des shémas et des simulations numériques racontent aussi notre cheminement passé et à venir dans le dédale des détroits, des fjords et des lagunes cernés de falaises noires, de collines et de cîmes enneigées où se détachent ça et là les touches colorées des petites maisons de bois entre elles toutes ressemblantes. Ces eaux abritées sont le plus souvent calmes et lisses. Les petits cargos et les chalutiers sont rares, les voiliers encore plus. Des bacs locaux filent parfois de justesse devant nous. Quand il entre en mer ouverte, mers du Nord, de Norvège, de Barents, le Midnatsol manifeste son plaisir par un léger tangage ou un petit roulis. Le caboteur cependant ne tarde jamais à retrouver une navigation paisible, un lent slalom géant entre les îlots rocheux, les phares photogéniques et les fermes d’élevage de poissons ou de crabes.

Mais je le sens qui bouge, s’écarte du quai, oriente sa proue vers la sortie du port. Signal vert à babord, rouge à tribord, le chenal est étroit et sinueux. Le jour n’est pas loin mais n’éclaire pas encore le chemin du navire.

Un Norvégien est soudain à mes côtés, qui vit comme moi, immobile et silencieux, le glissement tranquille du vaisseau entre les ombres menaçantes des collines et montagnes environnantes. C’est un régional de l’étape, et il m’explique où nous navigons, me décrit le paysage invisible. Évoque aussi sa famille qui élève des saumons, et puis son travail à lui dans le pétrole.

D’après la feuille de route nous devrions croiser ici le Nordstjernen, comparse Hurtigruten. Deux lumières blanches s’approchent d’ailleurs en face, à cette heure pas de sirène, on ménage les dormeurs, on se salue d’un bon coup de phares, « Tout va bien, à la prochaine ! »… Il est déjà loin derrière…

Je quitte le panoramique et retourne vers la proue jusqu’à la salle d’information, l’antre de Svein, le gentil organisateur du MS Midnatsol. Le responsable à bord du se(r)vice touristique. Svein affiche ici la météo, les titres de l’actualité en quatre langues (impossible d’échapper à la sarabande, même ici !), les probabilités d’aurore boréale, les éventuelles excursions et le planning du jour genre arrivée et départ pour telle escale, rencontre d’un navire de l’Express Côtier, telles choses à voir en passant…

Je regagne le pont 9 et sort sur la terrasse pour regarder le jour se lever. Les jacuzzis exhalent des vapeurs d’eucalyptus dans l’air frais du matin. Deux fumeurs sont accoudés en poupe. Malgré le froid cette première cigarette au-dessus du sillage du Midnatsol doit être délicieuse, je le sais, j’en ai fumé d’approchantes… Mais le devoir m’appelle et je regagne rapidement la cabine 649, la nôtre, avec sa petite salle de bain attenante, pratique et bien conçue, avec de bons matériaux. On ne s’y cogne pas ici où là au moindre mouvement, et ni la pomme de douche ni le porte-serviettes ne vous restent dans la main. Douche, lavabo, toilettes. Je m’y assieds. J’accorde beaucoup d’attention à mon catabolisme. Surtout en voyage. Quand on est en transit mieux vaut en avoir un bon ! Si j’avais un analyste, ça viendra, d’abord ce serait une analyste, elle se plairait sans doute à élucider mon rapport quasi névrotique à la rondelle… Je vous laisse, je ferme la porte, dignité humaine dit-on, même si ces deux mots sont souvent antinomiques.

 

       

 

Chaque soir de l’année, depuis cent ans au moins, un navire Hurtigruten (ourtigroutenne) largue les amarres et appareille pour un périple côtier de onze jours et trois mille nautiques (soit cinq mille bornes environ). Il surligne les contours de la Norvège de Bergen (sud ouest) à Bergen via Kirkenes (nord est). Au fil de ses trente-cinq escales (les nocturnes à l’aller sont diurnes au retour) il embarque, transporte et débarque passagers et marchandises. Pour nous bien sûr le voyage prime sur la destination. Les licornes et les sirènes, le Maelström et les Trolls… Les îlots rocheux là-bas au loin qui se dressent en une muraille infranchissable. Et plus tard, bien plus tard, beaucoup plus tard le Midnatsol qui trouve une faille et se faufile dans un étroit détroit. Le navire, sa puissance sereine, sa lente progression, sa paisibilité…

 

Á dans quinze jours !

 

 

 

 

 



30/09/2011
9 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 23 autres membres