Diana Rimel ? Oui, mais encore...

 Un. « I’m trav’lin’ light because my man has gone… » (je voyage léger, mon homme est parti). Deux heures. Depuis le café Starbucks la voix de Billie Holiday surfe dans le hall des départs. Elle flotte sur le chuintement des nettoyeuses mécaniques qui sillonnent le marbre, glisse sur le souffle rauque du conditionnement d’air et le ronflement des postes de check-in automatique et se mélange aux murmures et chuchotements des quelques passagers en attente… Je voyage léger moi aussi. Mon homme n’est pas parti, mais je me suis depuis longtemps délesté des mots boulets qui clouent au sol, hier, demain, illusions, espérances…

J’épluche l’horaire d’hiver des décollages depuis Brussels Airport (c’est son nom), Abidjan, Chennai, Damas… Jo’burg, Lusaka (chez les Zambiens), Mumbai…Victoria Falls, Windhoek, Zambeze (où les zambeze). Les envies sont nombreuses qui me tiendront chaud jusqu’à la mort.

Deux. Toute en donjons et tourelles la façade du Diana Rimel joue les Excalibur de fantaisie, les forteresses de chez Disney. On s’attend en passant la porte à voir les réceptionnistes arborer les rondes oreilles noires de Mickey et Chantal Goya débouler avec sa démarche godiche pour entonner Bécassine. Mais non ! Le Rimel est un hôtel club comme il en est cent à Djerba. Pas de surprises, ni bonnes ni mauvaises. Si, il pleut à verse…

Trois. D’abord les Italiens étaient majoritaires au Rimel. Un fort contingent transalpin venu de Verone et de Milan Malpensa. Sexagénaires et septuagénaires bavards qui piaillent, criaillent et s’apostrophent de loin en loin. Ils parlent avec les mains, dit-on des Italiens, mais n’en sont pas muets pour autant ! Un joyeux brouhaha sympathique, amusant…au début. Au restaurant cette heureuse bande de vieux descend en meute razzier les buffets, les mettre à sac, méthodiquement. En commençant, qui l’eût cru, par les pâtes, la ‘pasta al ragu’ devenue bolognese de par chez nous.

Plus tard les francophones reprendront la majorité (la moyenne d’âge baissera). Comprendre immédiatement ce qui se dit autour de vous n’est pas toujours une bonne affaire. Il n’est de salutaire que la fuite devant certaines logorrhées, logomachies lénifiantes…

Quatre. 7h15 lever, 7h45 petit-déjeuner, 9h-12h15 plage, 12h30 déjeuner, 13h45-16h15 plage, 16h30-18h15 café/thé-lecture-jogging-douche-apéro, 18h30 dîner, 19h30 lecture, 20h30 dodo.

Une journée ensoleillée à Djerba. Allez ! Courage ! Se lever, se rafraîchir, enfiler une tenue de bon goût sobre, discrète et adéquate pour petit-déjeuner sur la terrasse du restaurant. Regagner la chambre, se changer version plage, marcher vers la plage, installer les wax sur les transats, s’allonger, changer souvent de position pour préserver la peau, aller se plonger dans la mer pour abaisser la température, déplacer les transats pour dribler l’ombre des palmiers. Rentrer à la chambre, enfiler une tenue de bon goût, discrète, sobre, adéquate pour déjeuner à la terrasse du restaurant…

Cinq. Chaque matin vers neuf heures trente un vieux tracteur rouge flanqué d’un gros râteau vient lisser le sable, araser la plage et repousser sur les côtés les algues noires déposées la nuit par les vagues. Européanisation. Moi j’aime bien les algues et l’aspect brut négligé des plages djerbiennes. Aujourd’hui le tracteur rouge a perdu une de ses roues avant. Il regagne péniblement l’écurie épaulé par le petit tracteur orange affecté aux travaux de jardins.

Six. Trois heures. J’ai du sommeil d’avance. Une plainte animale, jappement ou aboiement, m’a intrigué. J’ai enfilé un T-shirt, un boxer et je suis sorti dans la nuit et dans le patio. J’ai vu des oiseaux jouer sur un toit. Et je les ai entendus aboyer. Des oiseaux* qui aboient ! Le monde est merveilleux (dommage qu’on ne soit pas à la hauteur)… Rester éveillé une heure ou plus ne m’ennuie pas. Je suis assez cérébral comme mec. Je pense. J’ai beaucoup d’envies, des tonnes. Par contre assez peu de besoins, les besoins enchaînent, les fondamentaux sont heureusement limités, boire, manger, pipi, caca… Les autres sont appris, nous sont vrillés dans le cerveau, pour nous faire acheter des choses, adopter des comportements, nous contenir dans le groupe. Envie peut s’écrire en deux mots. J’ai beaucoup d’envies donc et je n’aurai ni le temps ni les moyens de toutes les réaliser. Cela vaut mieux, sans envies on meurt, elles nous tirent vers l’avant. Aussi vers le haut. J’en concrétise certaines et les autres je les rêve éveillé. La nuit est pour cela idéale. Silence, solitude, obscurité. Je fais défiler mes envies, une vraie caravane. Les oiseaux aboient, la caravane passe.

(*ce sont des chouettes, je les verrai plus tard).

Sept. Sur nos transats on baille comme des lions mais on fait un peu baleines. Petites baleines ? Belugas ?

Huit. Lui : C’est paradoxal de vous trouver dans un club à Djerba, non ?

Nous : Paradoxal ?

Lui : Eh bien, oui ! Vous n’êtes pas vraiment deux individus grégaires. Vous seriez plutôt ‘Petit coin à vous, tranquille, à l’écart’ !

Nous : C’est pas faux !

: Et puis, vous parlez sans cesse d’immobilité et de silence (jusqu’au radotage parfois si je puis me permettre). Un hôtel club c’est musique, animation et activités pour occuper les journées, non ?

: C’est pas faux non plus !

: Et pour ce qui est de manger, vous n’êtes pas du genre à attaquer les buffets. Je parierais que vous picorez juste de quoi vous composer une belle assiette colorée…

N : Et vous gagneriez.

: J’en reviens donc à ma question initiale. N’est-il pas paradoxal de vous voir à Djerba ?

: Pas vraiment. Nous y venons en dehors de la saison.

: Cette fois en novembre, mais plus souvent l’hiver. Pour rompre avec le climat belge, sans doute ?

: Oui, pour trouver la douceur, la lumière et les couleurs. Et l’hiver les clubs tournent au ralenti. Peu de monde, peu de bruit, peu d’agitation…

: …donc peu de darladirladada…

: Fort peu. Nous venons aussi chercher la prise en charge. En contraste avec d’autres voyages plus individuels et itinérants pendant lesquels il faut organiser et anticiper.

: Dans un club pas de soucis !

: Juste Auguste ! On vous scelle le bracelet ‘All in’ au poignet, comme un numéro de plastique à l’oreille d’une vache, et c’est parti.

: Et puis en hiver, c’est pas cher…

: Sans vouloir tout ramener à l’argent (bah ! Vilain ! Caca !), nous ne sommes pas radins, enfin un peu quand même, ça compte, soyons réalistes, ça existe ! Au tarif d’une semaine estivale nous en passons trois l’hiver.

: C’est un argument.

: Vous savez, séjour en club, voyage sac au dos ou en groupe organisé…comme on dit : « Peu importe le vin…

: Et c’est pas faux !

Neuf. Etats d’âmes ? Alibis spécieux ? Sentiments sincères ? Déplacés ? Vaine sensiblerie ? Cette nuit le ciel nous est tombé sur la tête. Le Rimel est sous eau. Une partie du restaurant, le bar, la piscine (?!), les allées, certaines chambres. Pendant que le personnel désemparé, et démuni, pas même assez de raclettes, patauge et s’agite, je scrute le ciel pour voir s’il autorise la plage…sinon nous nous promènerons au bord des déferlantes…vers le nord une poignée de sans-abris vit dans des tipis, trois bâtons et des lambeaux de couvertures, de plastiques déchirés…difficile de descendre à Djerba sans avoir comme un petit voile sur l’estomac, hôtels érigés à coup d’argent européen qui remonte vite vers le nord, mais un alka-seltzer suffit…sans penser aux sept tonnes de kérosène brulé par le Boeing, dans chaque sens bien sûr…je vais reprendre un brik tout compte fait…

Dix. Vingtième jour déjà ! Nous avons cessé de dormir pour ralentir le temps mais rien n’y fait.

Ciel grand bleu. Le soleil fait la roue de tous ses rayons. Un puissant vent d’est pousse la Méditerranée. D’habitude d’huile la mer est grosse aujourd’hui. Nous sommes aux premières loges pour un son et lumière magnifique. Un spectacle rien que pour nous ou presque. Les clients du Rimel ne sont plus que quelques dizaines, quatre-vingts selon les organisateurs, cinquante selon la police. L’hôtel passe à l’heure d’hiver, des blocs entiers de chambres sont briquées, encaustiquées, mises au repos, les transats remisés. A la piscine les jeux de midi sont, pourtant, organisés. Pas de suspense, deux participants, tout le monde gagne, applauso, klappi klappi. Les dîneurs sont regroupés, les buffets ramenés à une certaine décence. Vingtième jour, ça sent vraiment l’écurie, la pisse de cheval, de dromadaire…et la pisse de dromadaire il faut la sentir pour y croire…

Déjà une once de nostalgie mélancolique nous pèse sur l’estomac. D’exceptionnel pourtant nous n’avons rien fait. Lézardé comme jamais encore, mangé du poisson (touchez ces embryons de branchies derrière nos oreilles), beaucoup lu et beaucoup dormi. Que pouvait-il y avoir d’ailleurs de si urgent et impérieux qui nous empêchât de goûter au mieux les secondes et les détails de ces journées djerbiennes ?

Onze. «He said goodbye and took my hart away. So from today I’m travelin’ light » (Il a dit au revoir et pris mon cœur avec lui. Et depuis lors je voyage léger). Trois heures. Depuis le café Starbucks la voix de Billie Holiday surfe…je l’ai déjà écrit ça, non ? Tout ça pour ça, pour rentrer et tout reprendre ? Autre nuit blanche. On devient vieux pour ces horaires à la con… Allez, à dans quinze jours !

 



01/02/2012
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