Des mots à la lettre ? Oui, mais encore...c comme courir !

Ces jours-ci l’air est chaud, épais, humide, presque tropical. Tropical comme il peut l’être par chez nous. Pas comme à Si Phan Done au Laos ou Livingston au Guatemala, non. Ni comme en Louisiane à New Orleans, à Houma et New Iberia dans les bayous, chers à James Lee Burke et Dave Robichaux, bayous, garnis de mousse espagnole, dont les méandres abritent ces mocassins d’eau sournois et ces alligators imprévisibles, bipolaires. Voici vingt ans nous avions campé, Ji et moi, à Houma d’où l’on décamperait plutôt aujourd’hui…devant les galettes et la mélasse visqueuse de British Petroleum. Galettes et mélasse qui, bien sûr, consternent la communauté internationale et révoltent l’opinion publique. Ces deux-là (enculées de première !) toujours plus promptes à se déclarer scandalisées qu’à rouler moins dans leurs automobiles (le saviez-vous, la Belgique a une nouvelle fois en 2011 enregistré plus d’immatriculations de véhicules neufs que de naissances d’enfants ?).

Quelle jouissance de sortir dans cet air chaud, lourd, épais dès le petit matin ! De me lancer dans mon tour de Cointe. C’est un court raidillon, la rue du Chéra, trois cents mètres abruptes, un mur, qui me hisse sur cette colline calme et verte. Grands arbres, marronniers, chênes et ormes, et maisons cossues. Cointe est un poumon chlorophylien, parfois quand même encore menacé par les fumées d’une sidérurgie pourtant moribonde, qui veille sur la cuvette ardente et ses Guillemins calatravesques. J’en redescends par les parcs publics d’Avroy et de la Boverie puis longe les rives de la Meuse et de la dérivation ourthienne pour regagner Fétinne, quartier jadis huppé mais aujourd’hui glissé vers l’ordinaire.

Ce tour de Cointe m’offre un quota kilométrique raisonnable, un parcours exigeant par son relief et paisible car en grande partie à l’abri de la circulation ferraillante.

Á quoi je pense en courant ? Selon l’humeur du chef, ça se bouscule sous les cheveux.

Je pense à ces derniers jours caniculaires. Mes compatriotes (en un mot) étouffent, suffoquent, sentent la transpiration (aigre odeur d’oignon). Les Belges ahanent et s’éventent, tout y passe, journaux et prospectus, éventails et branches de palmiers, ils s’interpellent à l’envi « Ouf ! Fait chaud ! », ils le répètent à chaque seconde comme le scoop de la semaine et, bien sûr, à force d’en parler encore et encore, ils ont moins chaud…

Je pense aux femmes qui par ces températures exotiques s’habillent souvent au-dessus de leurs moyens, exhibent des chairs approximatives, ressortent de vieilles tenues d’été fatiguées, dos-nus et saris (y’a pourtant pas de quoi !), on dirait des nappes. De mes congénères je préfère ne rien dire !

Quand il fait très chaud, pour moi ce n’est jamais trop chaud, je pense à Marguerite Duras et à ses « Petits chevaux de Tarquinia ». C’est une nouvelle qui raconte le quotidien écrasé de soleil de quelques amis, autochtones et vacanciers, prostrés dans cette petite ville du Latium, pas loin de Rome. La chaleur était telle que c’était rare qu’on aît la force de se dire bonjour…les nuits étaient trop chaudes et dormir éreintait…la chaleur il ne faut pas s’en plaindre, il faut la comprendre, la laisser faire, l’écouter, alors tu l‘aimes.

J’aime bien cette chaleur. J’aime bien aussi cette lumière excessive, ce pilonnage de lumens et de candelas qui délave les couleurs, blanchit le bleu du ciel. Salutaire pour l’esprit tout cela contraste, ça nous fait les pieds, avec nos habituelles demi-teintes, toujours moduler, être mesuré, consensus mou et fade. J’aime bien cette chaleur, je l’accueille et j’en accumule aussi l’idée qui me fera des souvenirs qui m’aideront demain à supporter l’hiver. Je régurgiterai cette idée de chaleur, tel un jabiru qui nourrit ses petits, pour me consoler de brûler des sous et du gaz dans la chaudière, de faire la fumée qui salit l’air et le ciel de novembre à avril pour pousser le mercure à seize degrés chez nous. Même si elle écrase et fatigue et mouille les aisselles, j’aime bien cette chaleur. Non, merci, pas de climatiseur ! Je chauffe l’hiver, je pollue pour éviter la grippe, je ne vais pas maintenant refroidir l’été et polluer cette fois pour mon petit confort. C’est con ! N’est-il pas rare chez nous de pouvoir traîner dehors à tout heure du jour et de la nuit sans parapluie ni imperméable, avec juste les mains dans les poches, l’insouciance dans la tête et les Ray Ban sur le nez ? Alors, sourire à ces quelques jours chauds, j’appelle ça ‘aimer la vie’…

Ce matin j’avais aussi en tête le dernier opus en date de Murakami « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond », littéralement en japonais (paraît-il !) : Ce dont on parle quand on parle de courir. Murakami y évoque la musique qu’il écoute en courant, hoo-hoo ‘Sympathy for the Devil’ des Stones, je n’écoute jamais de musique quand je cours, il travaille au fil des kilomètres le texte de ses exposés à Harvard, ici j’écris des lettres, harangues pathétiques, à quelque personnalité politique, ailleurs je brouillonne des phrases pour un futur texte de notre blog préféré. Il décrit aussi ses préparations physique et mentale aux marathons de New York et de Sapporo, l’époque est révolue qui m’a vu courir des semi-marathons, je cours aujourd’hui avec moi-même ou avec Ji sur de courtes distances, jogging pépère, et mémère. Souvent je parle et ris tout seul, quand je cours, je souris au ciel quand il est beau, je peste contre les offenses humaines, les péchés de l’homme contre la nature et la beauté…je pense que je suis en forme, exercice physique et alimentation saine, cinq fruits et légumes par jour, mais que je mourrai peut-être quand même à soixante ans, dans sept ans déjà, partir c’est mourir un peu, mourir c’est partir beaucoup (sans perdre de vue que je peux très bien mourir en bonne santé). Quand je cours, comme en toutes circonstances d’ailleurs, je pense aussi à essayer d’être beau (là y’a du boulot), d’offrir la meilleure image, à moi et aux autres car j’aime rencontrer des personnes qui se présentent sous leur meilleur jour, je n’en croise pas assez et c’est dommage car une belle personne suffit à illuminer une journée. Je soigne donc mon allure, allégée comme le beurre, et veille à ne pas courir les cuisses écartées dans la posture du mâle, l’aine plus encombrée que le cerveau…Je fais aussi défiler, quand je cours, les images en cinémascope cérébral de nos joggings, à Ji et moi, dans ces fabuleux décors d’outratlantique, Manhattan Beach à Los Angeles et Asilomar sur la péninsule de Monterey, parmi ces Californiens beaux, minces, riches et bronzés (c’est dans le désordre !) qui courent, marchent, patinent ou pédalent sur les rivages du Pacifique pas si pacifique…

Ces premiers jours de juin 2010 nous avons couru autour du Cap Blanc Nez, Pas-de-Calais (nous l’avons pourtant traversé), côte d’Opale, baie de Wissant, bel endroit encore préservé du béton. Grandioses falaises crayeuses, plage vaste comme le désert et libérée, le matin, de toutes traces humaines sauf un tracteur et son flobard en remorque, des cultures qui épousent les reliefs (jette du riz !), dévalent jusqu’à la Manche et déclinent toutes les nuances de vert en offrant ici et là une tache de jaune colza. Des ferries qui croisent et se croisent entre le continent et l’île, embarquent, débarquent et rembarquent le weekend une cargaison d’Anglais, volant à droite, please keep right, venus voir de près les falaises opalines qu’ils devinent depuis Douvres par temps clair. Et, surtout, de l’air, beaucoup d’air, du vent iodé, de la lumière, plein de lumière, des couleurs, et de l’immensité immobile qui contrastent avec nos quotidiennes préoccupations étriquées et nos agitations stériles (mini-mini ça manque d’air).

En courant ce matin j’ai pensé que nous avions vu au Blanc Nez quelques beaux visages heureux. Et les beaux visages heureux ne courent pas les rues…

 

                                            

 

Quand pour courir je sens une forme exceptionnelle, une fois par mois, je troque mon tour de Cointe contre une sortie au domaine universitaire Sart-Tilman, situé sur une autre colline au sud de la ville. De chez nous je gagne le petit canal de l’Ourthe puis remonte la rive gauche de ladite rivière jusqu’au tir à l’arc (environ six kilomètres), on n’y tire plus depuis longtemps, rejoins le château de Colonster et la faculté Botanique (plus trois), où parfois une femme assise à un bureau me fait un signe, un sourire, sans qu’il faille croire que c’est arrivé, nous les hommes !, et je traverse le domaine universitaire, chimie, grands amphithéâtres, nouvelle cafétéria en construction, futur repaire pour un café en terrasse, jusqu’au village du Sart-Tilman (plus cinq) avant de redévaler vers le centre ville par le Chemin de la Corniche le long de la rue Belle Jardinère (plus quatre). Ça grimpe sec jusqu’à la Botanique mais le parcours est arboré, parsemé de sculptures, art moderne qui me dépasse un peu, vieux ringard, bucolique, des prés et des vaches, qui ruminent, paisible, même si un chien me poursuit parfois, traces de canines dans le bas de mon short. Un circuit esthétique, sauf un matelas ici ou là, cette manie humaine de toujours tout enlaidir, quasi exempt de bagnoles. En juin et en août il n’est pas rare d’y croiser des étudiantes en tenue légère qui se promènent et s’offrent au soleil tout en s’absorbant sans grandes convictions dans un syllabus, le mot polycopié est recommandé, sans doute passablement ennuyeux (aimer les femmes mûres n’empêche pas d’apprécier la joliesse d’une peau encore lisse et tendue, d’une courbe ou d’un galbe à l’abri tellement provisoire de l’affaissement).

L’école me laisse des sentiments mélangés. Coincée qu’elle est le cul entre deux fonctions. La première, originelle, légitime et noble d’aider l’individu à s’épanouir pleinement. L’autre, assez merdique, de former de la chair à canon pour notre société de consommation.

Pour ne parler que du bon et du très bon, j’y ai rencontré la femme de ma vie. Et appris à considérer l’existence avec circonspection, très utile, au quotidien et dans l’absolu. J’ai aussi quitté l’école avec une certaine défiance du groupe, ce qui est à la fois bien et dommage…

Certains joggeurs se soucient peu du décor, évoluent dans le béton et les voitures. J’aime plutôt la verdure, courir sur la terre et l’herbe. Quant au dur, je choisis de préférence le tarmac moins cassant que le béton. J’aime la pluie quand il fait tiède et la neige quand il gèle. Le souffle plus difficile à trouver, l’air glacial qui entre dans les poumons, les sons feutrés par la poudreuse et cette blancheur éphémère qui maquille tout.

Je traversais l’autre jour le parc voisin quand je croisai un ancien comparse de la vie nocturne. (Nous étions des piliers de comptoir mais côté loufiats, tablier et plateau). Il mettait son skiff à l’eau près du bâtiment des sports nautiques, skiff du français esquif, un bateau pour ramer seul (comme dans la vie !). Il souligna d’abord ma forme et mon élégance conservées, mon corps toujours svelte, sec et ferme, mon corps beau en un mot. Puis me dit qu’il avait longtemps couru lui aussi mais s’était un jour arrêté en pleine course en se demandant ce qu’il faisait là ! Passé depuis à l’aviron avec bonheur il n’avait plus jamais enfilé ses chaussures de course.

Quand je suis dans le train vers Knokke, dans le bus pour ici ou là, dans la foule du centre ville et que je considère mes semblables, je me dis parfois qu’il serait avisé, comme mon ami ses spikes, de ranger mes feuilles et mon crayon. Tant il m’apparaît dérisoire et pathétique de coucher des mots sur du papier. « L’humanité ne perd rien lorsqu’un écrivain décide de se taire. Quand un arbre tombe dans la forêt, qui s’en préoccupe sinon les singes ? » (Richard Ford). Si c’est vrai pour un écrivain, ça l’est plus encore pour un plumitif dans mon genre…

Pourtant très vite j’envisage, non le pire comme aurait dit Bashung, mais de courir encore, cette fois de Maastricht à Visé par la rive gauche et de Visé à Maastricht par la rive droite, de faire après mon tour de Cointe et du Sart-Tilman celui de la frontière hollandaise pour varier un peu. Et d’écrire encore, on ne se refait pas, quelques lignes en septembre. Courir, écrire, ma tête écrit souvent quand mes jambes courent. Histoire sans doute de verbaliser cette consternation qui m’étreint au spectacle de la vie humaine, d’endiguer le déséquilibre, la confusion mentale…

(Texte remanié en août 2012, première mouture écrite en juillet 2010)

 

Á dans quinze jours, alors ?



01/10/2012
3 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 23 autres membres