Chaac ? Oui, mais encore...
« Chaque morceau doit rester à sa place dans le motif d’ensemble sinon tout le truc s’écroule et le dessin est perdu. Nous nous demandons si, dans l’ordonnance actuelle, les morceaux ne s’efforcent pas de sortir des rangs ; si les paradoxes de notre époque ne s’échafaudent pas pour culminer en un ridicule qui fera s’écrouler tout l’édifice. »
(J. Steinbeck « Dans la Mer de Cortés », page 66, mars 1940).
Un. Décollage et décalage. « Good morning, ladies and gentlemen, this is your captain speaking, (je double en français), nous allons survoler Ostende et la Mer du Nord, l’Angleterre et Londres, et puis l’Irlande. Á la verticale de l’Atlantique nous devrions rencontrer des vents contraires qui nous retarderont quelque peu. Je pense pouvoir vous dire que nous atteindrons New York City vers 12h50 avec environ un quart d’heure de retard sur l’horaire prévu ».
Ce gars est fascinant, il lance son 757 à 250 kms à l’heure, l’arrache au sol, vire à l’ouest au-dessus du ring de Bruxelles et, moins de dix minutes plus tard, annonce un quart d’heure de retard au bout d’un vol supposé durer huit heures trente.
JFK (dites djay-f-kay), un des aéroports de New York. Pour une courte escale qui ne nous donne pas le temps de gagner Brooklyn ni Manhattan. Pas grave. J’aime bien les aéroports. Certains les disent aseptisés, monotones, dépersonnalisés. Ceux-là sont obnubilés par la destination, oublient de regarder ici et maintenant, hic et nunc. Moi je m’y sens bien. Comme dans les gares routières, ferroviaires, maritimes. J’aime les hôtels aussi, les auberges de jeunesse, les bouis-bouis, les guesthouses et les palaces. D’ailleurs l’idée (et l’idée d’ailleurs) me séduirait de ne plus rien posséder que le contenu de mon sac (pour ne pas aller nu même si nu je suis beau !). Je pourrais être un passager permanent… Passager permanent, c’est contradictoire ? Non, la vie est un passage permanent puisqu’elle est impermanente ! Juste un aller simple du néant au néant. La vie c’est la mort, c’est dire combien le voyage importe plus que la destination. Et cela n’a rien de noir ou de triste. Il convient, que faire d’autre d’ailleurs, d’accepter notre insignifiance dans l’espace temps pour revenir ensuite la tête froide à l’échelle de la durée humaine et aller à l’essentiel. Neuf décennies bien exploitées, ça vous comble une vie !
Voler vers l’ouest nous fait remonter le temps au fil des fuseaux horaires, c’est bientôt l’heure de reprendre mon petit-déjeuner, alors ?, et nous accorde un peu de rab, des minutes supplémentaires à (re)vivre. Au début d’un voyage c’est bon, c’est excitant ! D’accord, bande de rabat-joie, il nous faudra rendre ce temps. Mais ce sera au bout du voyage, des heures qui auront déjà servi. Nous aurons reçu des heures neuves et restitué des heures de seconde main, nous y gagnons ! En revanche, serrer trente heures dans une journée, ça vous secoue la carcasse. La glande pinéale, surtout, est très sollicitée. Non, je ne parle pas de sexe… C’est plus haut que ça se passe. La glande pinéale, aussi appelée épiphyse, se situe à la base du crâne derrière la tête. Elle produit et diffuse la mélatonine, substance utile au corps pour juguler les effets du décalage horaire. Vers l’ouest je le vis bien, une nuit suffit à l’effacer. Mais vers l’est, c’est plus difficile, parfois. Qu’en est-il pour vous ? Votre glande pinéale est-elle plus costaude ? En avez-vous une plus grosse que la mienne ?
Deux. Transats, transit et transition. Du bord de la piscine, entre les palmiers et à travers les carreaux de nos Ray Ban nous fixons le ciel bleu intense et le soleil bienveillant. Ce pourrait être une île paradisiaque hors des lieux et des temps. Mais le pépiement des oiseaux moqueurs est souvent effacé par le grondement des trucks américains sur la six voies d’en face et le ronflement des jets qui s’arrachent aux pistes parallèles de l’aéroport tout proche. Par vagues régulières le vent tiède, doux et léger souffle dans nos narines un cocktail original de vapeurs de kérosène, de gaz d’échappement, d’odeurs chlorées, de parfums de produits solaires et de big mac…
Le motel Airways porte bien son nom et ne cache pas ses milliers d’heures de vol. Le vacarme de ses douches et de ses chasses d’eau relègue les chutes du Niagara à un pipi de chat. Les literies sont cependant fermes, la piscine vous ouvre ses profondeurs et le petit-déjeuner frugal est suffisant et bon enfant. Pour quatre-vingts dollars la nuit, navette gratuite, le motel Airways propose un transit idéal entre deux avions, quarante-huit heures de récupération aux abords de l’aéroport international de Miami. Il y fait humide et chaud, on y parle espagnol, voilà qui prépare en douceur à des destinations plus australes, et moins anglo-saxonnes que latines. Transit agréable, écrivais-je, et ma rondelle déjà décontractée est bien de cet avis, elle souvent verrouillée en début de voyage… « …Nous trouvâmes un petit poisson commensal qui vivait profondément dans l’anus d’un concombre de mer. Il entrait et sortait facilement, se plaçant toujours la tête vers l’intérieur… » (Sauf indication contraire les citations de ce texte sont tirées de l’ouvrage évoqué en exergue).
Léger, délesté, comme affranchi d’une part de gravité, tant terrestre que morale, je lévite, au motel Airways, ou presque en tout cas, je sens s’installer en moi cette plénitude caractéristique que me procure le voyage.
Trois. Mexique et Yucatan. Avec un brin de fantaisie et d’imagination on pourrait trouver au Mexique une forme de baleine dont le Yucatan figurerait la queue. Le pays est vaste. Les villes du Yucatan sont à plus de vingt heures de route à l’est de Mexico, elle-même distante de deux mille deux-cents kilomètres de la frontière californienne à l’ouest.
Pour vous repérer vous pourriez visualiser une horloge et placer le Yucatan au centre du cadran. Mexico serait dès lors à huit heures, la Louisiane à onze heures (autre rive du Golfe à 800 kms), Cuba et Miami à deux heures (côté Caraibes à 400 et 800 kms). La Péninsule du Yucatan regroupe trois états. Le Campèche (non évoqué ici), et les Yucatan et Quintana Roo dans lesquels nous comptons, Ji et moi, évoluer au hasard des plages, des vestiges archéologiques et des cités coloniales. La Péninsule est sans relief et couverte de forêts et de mangroves. Il pleut beaucoup au Yucatan mais les courts d’eau sont rares en surface. Le sol est calcaire, l’eau ruisselle. Des rivières souterraines se sont formées. Par l’usure du temps, le sol, ou le plafond, par endroits s’est effondré, créant ainsi des Cenotes c’est-à-dire des puits ou des grottes à ciel ouvert d’où les premiers habitants des lieux tiraient l’eau vitale à leur existence. Ces cénotes sont aujourd’hui des curiosités qui attirent les visiteurs et les plongeurs avides de sensations dans ces eaux souterraines et transparentes. Le Yucatan se situe sur le globe à une latitude voisine de celle du sud marocain, de Mumbaï en Inde et des îles Hawaï.
Quatre. Playa del Carmen. Des palmiers courbés par le vent du large, une lumière éblouissante, des eaux turquoise et cristallines et du sable blanc et lisse comme la farine.
Au sud de l’aéroport de Cancun, Playa del Carmen est une ville balnéaire courue. Sa quinta avenida (cinquième avenue !) est tapageuse et go-go touriste mais il suffit de l’éviter. Á Playa on se shoote au soleil, on retrouve la gentillesse mexicaine, le bruit, le joyeux désordre, les licuados et les tamales ¹.
Á l’hostal Colores Méxicanos les murs de la chambre sont peints de blanc, de vert pomme et de rose intense et le plafond blanc est souligné de jaune canari. Le débit de la douche est faiblard et les lits de métal blanc sont plutôt courts même pour moi qui ne suis pas un homme grand. Ce blog pourrait un jour faire de moi un grand homme, mais j’en doute fort. Dans le parc voisin les arbres sont squattés du soir au matin par des oiseaux bruyants. La journée ils s’en vont au boulot comme tout le monde, enfin…presque. J’ai demandé à une vendeuse de tamales comment s’appelaient les volatiles. « Pit en maya, m’a-t-elle dit, en espagnol je ne sais pas ». Ces ‘pits’ donc (le mot est sans doute proche du plus générique ‘oiseau’) criaillent, bavardent, jacassent et argumentent jusque tard dans la nuit et à nouveau dès cinq heures du matin, un boucan infernal, et sont de drôles d’oiseaux ( !), mélange de corbeau, de pie et de poule anorexiques (possiblement des quiscales). Sur la plage nous avons vu nos premières frégates, paisibles et royales sur l’air, et quelques pélicans sympathiques avec leur dégaine à aimer la vie… « Les pélicans semblent toujours savoir très exactement où ils vont… ».
Le front et le nez comme des phares après un court temps de plage, nous nous sommes repliés sur le zócalo (place centrale arborée) à l’ombre des palmiers et en face du restaurant la Piñata, rendez-vous des musiciens ambulants qui se partagent là le travail et le territoire de quête. Nous avons écouté une troupe de mariachis massacrer du Pink Floyd, chant, guitare et violon, plus un trompettiste qui se la jouait Miles Davis, soufflait à part juste pour lui et dos au public, quelques notes éparses dont certaines bien inspirées…
Et nous avons regardé la vie mexicaine et touristique en grignotant quelques tacos de pastor 2. Le soir des averses ont croisé au large et le soleil avant de partir vers d’autres cieux a dessiné des arcs-en-ciel sur les rideaux de pluie.
1 licuado (milkshake) et tamal (pâté de maïs farci cuit à l’eau dans une feuille de bananier).
2 Petite crêpe de maïs rôtie garnie de viande façon doner kebap (mais plutôt du porc).
Cinq. Tulum or not Tulum ! Les premiers habitants du territoire aujourd’hui nommé Mexique sont sans doute arrivés de Sibérie via le Détroit de Béring, alors émergé, et le nord du continent américain vingt millénaires avant Colomb. Parmi les civilisations méso-américaines organisées, complexes et florissantes figurent en bonne place les Mayas. Depuis deux cents ans avant notre ère et jusqu’à l’arrivée des Espagnols ils occupèrent le Mayab, territoire maya, soit les actuels Guatemala, Honduras et Belize ainsi que l’est du Mexique dont la Péninsule du Yucatan.
Tulum (‘muraille’ en langue maya, ville entourée de murs) s’appela d’abord Zama soit ‘avant l’aube’ vu sa situation plein Est. Érigée pendant la période décadente de l’ère maya (après le XII ème siècle), Tulum est moins aboutie quant au raffinement et à l’esthétique des ornementations mais présente l’originalité d’être établie sur une falaise en bord de mer. Les hauts-lieux mayas émergeant à l’accoutumée de forêts vertes et denses à l’intérieur des terres.
Cette année 2012 est particulièrement indiquée pour un petit retour sur l’histoire mexicaine. Les Mayas, si l’on en croit les conclusions des chercheurs et archéologues spécialistes de l’endroit, mesuraient le temps à l’aide de divers calendriers, et le découpaient en cycles consécutifs. Selon les découvertes faites au Yucatan, ces calendriers voyaient en 2012 une année charnière. Non pas celle de la fin du monde, comme le clament certains adeptes de la sensation, mais comme le début d’un autre cycle marqué d’une conscience particulière… Ce qui, vous le devinez, ne pouvait me laisser indifférent…
Encore un vendredi 13, premier jour, qui ne nous aura rien apporté de fâcheux…
Á peine avons-nous été cuits par un soleil voilé qui semblait ne vouloir aucun mal à nos vieilles peaux. Trop cuits pour une touche de sexe gentil qui nous écorcherait le cuir. Recuits comme ce pain à la croûte noircie que l’on commandait chez les vrais boulangers aujourd’hui décimés par l’hydre industrielle qui nous sert du pain frelaté à la graisse de palme. Les plongeurs, fine transition, sont nombreux à Tulum comme à Playa où les eaux peu profondes, les îlots et les récifs juste émergés sont le paradis du snorkeling et de la plongée avec bouteilles. Activités prisées, commerce, tourisme, faire encore et toujours, rappelez-moi donc de vous parler de John Steinbeck… « Aucun d’entre nous n’est en proie à ce curieux ennui intérieur qui fait les aventuriers ».
Ruinas (…), playas (…) et pueblo (village) constituent la ville de Tulum. Les deux premières entités sont voisines mais séparées du centre par cinq bons kilomètres. Avant huit heures le soleil reste indulgent pour nos organismes très peu tropicaux, et surtout sa lumière encore rasante magnifie les restes de l’ancienne Zama habitée par les Mayas jusqu’il y a à peine quatre-cent cinquante ans. Avant le débarquement des troupeaux d’Étasuniens bruyants la promenade est paisible entre le Castillo et les temples. Celui des fresques, celui du dieu descendant (l’abeille, pense-t-on ?), celui de la déesse de la pluie (Chaac, se prononce tchac !) ou du vent. Celui de la stèle est particulier, dit aussi de ‘la première série’ (ce qui n’a rien à voir avec Gil Grissom et son équipe du CSI), car on y aurait trouvé une stèle datant d’une époque antérieure… Parmi divers volatiles violemment colorés et autres iguanes crétins vautrés dans l’herbe on observe aussi des maisons (celles des colonnes et des cénotes), des tours de garde, et des plateformes (celles des coquillages, des cérémonies ou des sacrifices). Le ciel bleu et ses bouts de coton blanc font un décor du meilleur effet à ces vieilleries
historiques.
Au bas de la falaise derrière le Castillo la mer est turquoise et transparente, et dès onze heures trois cents pékins excités jonchent le sable d’une crique grande comme un demi terrain de football et barbotent en se piétinant et en gloussant : « Ouh ! Comme elle est tiède ! J’y crois pas ! C’est trop bien ! I can see my feet ! Look at that ! I just can believe it ! ».
Tortillas, oeufs au jambon, sauce tomate et piments, salade et lamelles d’avocats, bananes frites, riz et purée de haricots, jus de papaye et café. Petit rot !
Après ce petit-déjeuner solide, principal (unique ?) repas du jour, deuxième jour, comme le ciel après la bonne pluie de la nuit, nous avons chipoté, lambiné, traînassé…
D’abord dans un cybercomptoir pour relever notre courrier aussi urgent que nombreux (vous avez UN nouveau message !) et mettre en ligne sur notre blog, le mien est aussi le vôtre, l’article du 15 courant. Ensuite sur le balcon de l’hôtel Casa Rosa, Ji toute à son journal, trois pages par jour, et moi avec Steinbeck…
En mars 1940 l’auteur des ‘Raisins de la colère’ et ‘Des souris et des hommes’ affrête à Monterey Californie (sur Cannery Row) un sardinier désarmé à la fin de la saison de pêche. Avec quatre hommes d’équipage et quelques compagnons John Steinbeck se lance dans une expédition scientifique visant à collecter dans la Mer de Cortés des échantillons représentatifs de la faune sous-marine. Chitons, ophiures, hydraires, tuniciers, siponcles, anatifes, porites, siphonophores…
La Mer de Cortés ou Golfe de Californie est cette étendue d’eau qui sépare le continent mexicain de la Péninsule de Basse-Californie, toute aussi mexicaine que son nom ne l’indique pas. « Dans la Mer de Cortés » est un carnet de voyage et l’occasion pour Steinbeck de parler avec humour de son expédition et de ses découvertes, et, bien sûr, de la nature humaine. « Il nous semble que la vie sous toutes ses formes se trouve partout à l’état d’ébauche. Qu’une goutte de pluie tombe et la voici bourrée de vie en attente ». (Est-ce pareil pour nous ?).
Les plages de Tulum sont ourlées de mangroves. Fougères géantes et yuccas, palmiers et palétuviers les pieds dans l’eau. Ces zones vertes, humides, touffues, vaseuses exhalent une odeur tenace, entêtante, chimique de végétation pourrissante. En guise d’exercice, le corps doit travailler pour rouiller moins vite, nous avons marché, le troisième jour, d’un bon pas au long des cinq kilomètres qui séparent la plage de la ville. 33° à l’ombre, mais où est l’ombre ? Sur la plage les places sont chères au pied des palmiers. Des nuages salvateurs, ouf merci, sont venus à notre secours, nous autorisant enfin à quitter les eaux turquoise protectrices où des bancs d’éperlans nous chatouillaient délicatement les…coudes.
Á dans quinze jours pour la suite !