Cévé ? Oui, mais encore... une suite !
Après le fast-food vint le vivre doucement !
Je me fis un temps homme au foyer. Nos envies et nos besoins étaient modestes, et nous vivions sans peine au-dessous de nos moyens (Comme en cuisine la mise en place est en ceci essentielle, décider par avance ce que l’on ne veut pas, après suffit-il de se dire que quand on a dix on n’en peut dépenser douze sans voir arriver les complications…). Nous mettions même à proliférer quelques noisettes à bon rendement. Vaquer à l’intendance, pas d’enfant, nid dépouillé et nourriture frugale, prenait peu de mon temps. Découvrir, apprendre et goûter le rien faire m’en occupai(en)t le reste. J’abordais aussi la conscience. Peu à peu. Être, savoir que j’étais quand je l’étais…
Je lisais ‘Tous les matins je me lève’ de JP. Dubois, ‘L’usage du monde ‘de N. Bouvier… (empruntés à la bibliothèque) et j’écoutais de la musique, Mahler et Glass, Gabriel et Bashung (…et autres plaques de la médiathèque, endroit où traînait parfois une tête de gnou !).
Et surtout j’errais. Dans le temps et l’espace. Dans le monde et ma tête. Je traînais sur les terrasses, des heures devant une tasse vidée depuis longtemps. Je profitais des secondes et des détails. La vie n’est-elle pas une suite de secondes, une composition de détails ?
J’étais seul le plus souvent, mais parfois je tapais du coude avec quelque autre adepte de l’oisiveté… Ils étaient rares cependant, le sont encore du reste, celles et ceux qui savaient, pouvaient ou voulaient combiner le rien faire et la bonne compagnie…
Je commettais aussi sur l’une de ces dites radios libres de l’époque une émission nocturne (qui ne
polluait pas, je crois !) à la popularité très relative, dix mille auditeurs à minuit, début de la première heure, et une centaine à deux heures, fin de la seconde. Une manière de blog avant l’heure, un jour la mienne viendra, des phrases choisies qui s’appuyaient sur des musiques idoines. Ça s’appelait « Mais encore… » et débitait (dépitait peut-être aussi !) déjà de ces refrains qui vous connaissent, chères lectrices et lecteurs sachant lire…
Cette interruption plus ou moins longue, plutôt plus, ne fut toutefois pas exempte de toute activité (le mot n’est pas ici approprié !) rémunératrice. Car, à la faveur d’un rencontre fortuite avec une séquelle de la restauration rapide qui donnait dans le mannequinat d’occasion et faisait aussi le modèle, je commençai à rentrer çà et là un peu d’argent de poche net d’impôt en posant dans divers ateliers privés devant des classes de dessin, de peinture, de sculpture… Je m’entendais assez bien avec mon corps, aujourd’hui aussi, même si trois centimètres supplémentaires de jambes et des pectoraux mieux arrondis n’eussent pas été de refus. M’afficher en costume de naissance (plaisante expression anglaise !) m’était d’autant plus facile que je me savais regardé comme une chaise ou une potiche. C’est en ces occasions que j’éprouvai pour la première fois, pas la dernière, l’étrange et frustrante sensation d’être regardé sans être vu. Comme il m’arrivera souvent plus tard de voir mes mots traverser un interlocuteur et s’écraser contre le mur derrière lui !
Jouer les modèles, demeurer nu et sans bouger des heures durant, m’en apprit beaucoup sur le dépouillement et l’immobilité…
Mais l’heure de vivre de mes rentes ou de toucher une retraite n’avait pas encore sonné. Au bout d’un temps que je jugeai raisonnable je fis donc ma rentrée dans l’arène !
Depuis quelques mois je m’étais mis à fréquenter un établissement en vogue dans l’épicentre festif prisé des noctambules de notre ardente cité. J’y passais surtout une paire d’heures, à l’occasion, dans le calme de l’après-midi, quand l’activité ralentie autorisait les barmaids à se laisser distraire un moment d’une relative somnolence par quelque pilier de comptoir un peu rasoir. Je m’étais lié avec l’une d’elle qui trouva d’emblée lumineuse mon idée d’intégrer la joyeuse bande qui évoluait dans le bar. Ce n’était pas de tout repos ! Les nuits de pointe l’endroit était une vraie usine. Je carburais à la Cimbali (voir cévé 1) et à l’eau claire. Je me demande encore aujourd’hui ce qui pouvait attirer en ce lieu une telle foule. À part la foule elle-même, bien sûr. L’ambiance était enfumée et confinée, la musique assourdissante interdisait toute conversation. Les clients s’entassaient par centaines, les uns contre et sur les autres, emboîtés comme des filets de maquereau dans une conserve…
L’échantillon humain était varié. Nous servions des anonymes et des invisibles, des habitués accros à leurs habitudes, des groupies de barman et des dragueurs de barmaid, des comiques et des ivrognes, des filles qui riaient parce qu’elles comprenaient, des hommes qui savaient pourquoi, des filles qui riaient parce qu’elles ne comprenaient pas, des doux, des violents, des philosophes, des imbéciles, des filles gentilles et des pétasses, des types bien et des petits peigne-culs… La meilleure place était encore dans le comptoir où l’on était payé pour s’amuser ! Et je m’y amusai plusieurs années avant de rendre mon tablier de loufiat.
Je me remis à l’inactivité, repris mes marques. Et rien devint ce que je faisais le mieux !
Ji continuait l’hôtel. La grande chaîne mondiale qui l’employait offrait à son personnel de dormir n’importe où sur le globe pour quinze ou vingt dollars la nuit. Quatre étoiles, standards nord-américains, « Soyez comme chez vous partout dans le monde ! ». Sans doute monotone mais combien pratique, facile et confortable… Nous avions commencé à voyager un peu.
Pour le reste, je me levais chaque matin ! Avec l’envie de passer une bonne journée. Et j’y arrivais le plus souvent ! Je progressais dans la conscience d’être. C’est plus facile quand rien ne vient vous en distraire. J’avais repris le sport aussi. Vélo tous terrains (en vrai, pas d’asphalte !) et course à pied.
Mais le travail vint à nouveau me chercher. L’une de mes ex-collègues barmaid, qui officiait à présent dans le monde du voyage, me proposa un intérim, un congé de maternité à combler. Une ligne de plus sur un curriculum vitae d’apparence erratique mais cependant aussi original qu’éclectique. Dans cette agence je me retrouvai à nouveau à travailler à la chaîne (comme les ‘à’ dans cette phrase). J’y œuvrai tout l’été, le troupeau de clients ne semblait jamais se réduire, à vendre bien sûr cent forfaits bus vers l’Espagne pour un voyage personnalisé vers une destination magique à mes yeux… Le boulot était intensif mais j’étais le seul élément masculin de l’équipe, donc dorloté, comme un poisson dans l’eau !
Les trois mois passèrent vite mais j’eus cependant le temps de vendre un billet d’avion à P., un vieil ami, occupé dans le service d’imagerie médicale d’une petite clinique, qui envisageait d’aérer sa vie tôt ou tard. Cela m’intéresserait-il de le remplacer le moment venu ? Oui ? Bien, il me ferait signe…
Quand je vous disais que le travail me traquait !
À dans quinze jours ?