Anachronique ? Oui, mais encore...
Au-delà d’un certain âge, très variable de l’un à l’autre, beaucoup d’entre nous se sentent distancés par la fuite en avant du monde. Les choses évoluent trop vite, les valeurs changent, les remises en question décoiffent. Le passé, et avec lui ce qui est sûr et connu, devient dès lors un refuge, un repère, une référence. De même, le présent est critiquable et critiqué voire condamné.
Je ne veux pas devenir un vieux con. Et j’ai décidé d’avancer avec le monde. D’enfiler les habits de la modernité et donc de vivre avec mon temps. C’est difficile, je ne vous le cache pas. Les habitudes sont ancrées, les sillons de l’éducation sont profonds. En sortir est ardu ! Mais j’essaye. J’essaye d’adopter les nouvelles pratiques du quotidien. Les petites choses de tous les jours valent mieux que toutes les théories abstraites.
Je marche désormais, par exemple, en ville sans plus accorder un regard à personne, les yeux scotchés à mon portable. Ce n’est pas très drôle mais je n’ai sans doute pas tout compris. Je gare mon véhicule sur le trottoir ou sur le passage pour piéton. Et je jette mes détritus sur le sol sans plus me soucier des poubelles publiques… C’est difficile, l’éducation tout ça, vous comprenez, mais je m’applique…. Quand mon enfant est contrarié à l’école, je vais agresser son professeur. Et j’apprends à considérer avec intérêt les faits divers racoleurs que les journalistes me servent en lieu et place de l’information de fond. De temps à autre je brise une vitre d’abribus, chacun doit s’exprimer, ou je badigeonne sur un mur blanc un hiéroglyphe incompréhensible avec ma bombe de peinture. J’essaye aussi de n’avoir plus le temps de préparer un banal repas et d’ingurgiter désormais de mauvais plats industriels frelatés…
C’est difficile, mais je m’applique vraiment, croyez-moi ! Je vis avec mon temps (comme Signoret). En fait j’ai toujours vécu avec mon temps. Dès l’âge de treize ou quatorze ans, quand je cherchais ma voie, ma raison, ma façon de vivre. « … Je patientais dans les boutiques en entresol comme si j’allais y découvrir une raison de vivre soldée mais en assez bon état… ». (Patrick Deville).
Pour la trouver je lisais, j’écoutais, je questionnais et j’observais autour de moi. Je m’écoutais moi-même aussi bien sûr. Car comment trouver sa voie sans écouter ses voix ? J’ai vite compris que mon temps n’était pas de son temps. J’ai tout de suite vu aussi que les beaux visages heureux ne couraient pas les rues.
Mes voix à moi, pourtant, étaient de bonnes augures et me disaient de considérer la vie comme un privilège : « Voici à ta disposition huit ou neuf décennies et, pour en tirer profit, deux outils magnifiques, le corps et puis l’esprit ».
J’ai vite compris que mon temps était celui du bonheur et serait intemporel.
Les beaux visages heureux étaient rares, et l’on me répétait : « Non, ça ne marche pas comme ça !, faut finir tes études, tu seras heureux plus tard, faut travailler et fonder une famille, le bonheur c’est après, faut acheter plein de choses, automobile, maison, écran plat, tondeuse, téléphone portable, un chien, des poissons rouges, tu seras heureux dans trente ans, ça fonctionne comme ça, gagner de l’argent et le dépenser, gagner ta vie tout ça, jusqu’à la retraite si t’y arrives…
Je continuais pourtant à trouver que le bonheur avait de la gueule comme raison de vivre, et décidai, au bout du compte, de l’adopter, tout seul comme un grand, et de ne pas participer au reste. Depuis, j’ai toujours vécu avec mon temps ! Sans me soucier de celui des autres…
Á dans quinze jours !